CFF Cargo : Ce que je pense de «G-enesis»

Voici ce que disent les délégué·es des sous-fédérations du SEV, les collègues de CFF Cargo et les secrétaires syndicaux au sujet des réorganisations en cours ou planifiées sous le titre de « G-enesis ».
Nous avons aussi demandé son avis à la présidente de l’association Pro Alps qui s’engage depuis des années en faveur du transfert du trafic marchandises de la route au rail.

Christian Eichenberger, vice-président central de la sous-fédération du personnel de la manœuvre (RPV) : Je suis très inquiet au sujet de l’actuelle réorganisation de CFF Cargo, qui est très différente de celles qui ont eu lieu par le passé : et Dieu sait si j’en ai déjà connu quelques-unes ! Nul ne sait s’il pourra conserver son poste à l’avenir ou s’il sera victime de cette réorganisation, ce qui génère des angoisses existentielles. Pousser les clients de CFF Cargo sur la route ou dans les bras de la concurrence parce qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas payer le prix exigé n’est pas la bonne solution. Et que fait-on de la mise en application de la volonté exprimée par le peuple, qui souhaite transférer le trafic marchandises de la route au rail ?

Hanny Weissmüller, présidente centrale de la sous-fédération du personnel des locomotives (LPV) : Le démantèlement de CFF Cargo est une évolution préoccupante qui ne répond ni aux intérêts de la population ni à l’objectif à long terme consistant à transférer le trafic marchandises de la route au rail. Apparemment les réorganisations sont menées tambour battant sans prendre en compte les graves conséquences qu’elles ont sur le savoir-faire ferroviaire. Ces connaissances sont en effet un précieux trésor qui, une fois perdu, ne pourra pas être reconstitué de sitôt. Les réorganisations en cours au sein de Cargo ne débouchent pas seulement sur des pertes d’emploi : elles menacent le savoir-faire et l’efficacité de toute l’exploitation ferroviaire. Les premières répercussions sont déjà perceptibles. La situation continuera de se dégrader si l’on ne met pas un terme à ce démantèlement.
En tant que sous-fédération LPV du syndicat SEV, nous exigeons de la direction de CFF Cargo la mise en place d’une stratégie claire qui fixe comme priorité le maintien des places de travail et du savoir-faire, et mise sur la durabilité à long terme du trafic marchandises par le rail. Nous attendons d’elle de la transparence et une meilleure prise en compte des besoins à la fois des collaborateurs et du public. Le démantèlement est-il vraiment le bon moyen d’assurer l’avenir des chemins de fer ? Ne devrait-on pas plutôt investir dans l’extension et le renforcement de CFF Cargo, afin de rendre le transport de marchandises plus efficace et plus respectueux de l’environnement ?

Fabio Morandi, président de la section RPV Suisse du Sud-Est : Depuis huit ans au sein de CFF Cargo, c’est déjà ma troisième restructuration. Mes collègues et moi-même ne savons plus depuis longtemps dans quelle direction Cargo est censé évoluer. Partout en Europe les conditions-cadres sont comparables : dans chaque pays il existe un trafic routier par camions, de l’industrie et des clients. Néanmoins, presque partout le transport de marchandises par le rail est démantelé, parce qu’il ne peut guère être exploité de manière rentable. DB Cargo mène une politique d’austérité massive, et des chemins de fer comme DSB ou NS ont largement renoncé à leur réseau de trafic de marchandises par wagons complets. Ils ne desservent plus que les gros clients ou les transports de transit. Partout, on procède à des redimensionnements. La Suisse est le seul pays où le message est : on va y arriver et on pourra gagner de l’argent. Cela reste une utopie.
Ce dont nous aurions grand besoin, c’est d’un objectif clair fixé par la direction, lié à un plan directeur réaliste sur la manière d’atteindre cet objectif. À l’heure actuelle, les collaborateurs ne se sentent ni valorisés ni recherchés. Ils ont plutôt l’impression d’être le problème auquel il faut trouver une solution. Dans les locaux où l’on fait la pause j’entends fréquemment dire que les collègues plus jeunes passent au privé, parce qu’un emploi au sein de Cargo n’est plus perçu comme fiable et orienté vers l’avenir. Les perspectives sont peu claires, surtout pour la relève : nul ne sait s’il ne sera pas muté sous peu dans une autre équipe, sur un autre lieu de travail lointain, voire affecté à une autre fonction certes « raisonnable » du point de vue de la CCT, mais qui constitue pour l’entourage personnel un fardeau est considérable.
Il manque de possibilités de perfectionnement : un mécanicien Ai40 ne peut pas faire un B100, et un B100 ne peut pas suivre une formation B. Se pose cette question : comment CFF Cargo entend-il attirer de nouveaux collaborateurs motivés sans aucune perspective ?

Vincent Bovier, délégué de la section TS Romandie à l’assemblée des délégués de la sous-fédération du personnel du service technique (TS), mécanicien B100 et formateur Cargo/Infra : Les réorganisations en cours chez Cargo génèrent une forte incertitude parmi les collaborateurs. La redéfinition des rôles, la perte de repères et la crainte d’une évolution non souhaitée des postes déstabilisent le quotidien et peuvent nuire à la motivation et à l’engagement. Lorsque la communication fait défaut, ces changements accentuent les tensions internes et renforcent l’impression d’une « réorganisation permanente », ressentie depuis de nombreuses années. Les restructurations répétées ont également entraîné des déficits d’effectifs récurrents, alourdissant la charge de travail des personnes restantes et provoquant un stress constant. Mes attentes envers la direction sont les suivantes : assurer une communication claire, régulière et transparente sur la vision, les priorités, les étapes et les bénéfices attendus des réorganisations, afin de redonner du sens. Veiller à préserver la cohésion sociale en valorisant le travail accompli, en reconnaissant les compétences et en maintenant un climat de confiance. En résumé, j’attends une direction à la fois visionnaire, proche du terrain et attentive aux collaborateurs.

Ewald Berchtold, membre de la LPV Ticino, mécanicien de loc B à Bellinzone : Durant mes 35 ans d’activité en tant que conducteur de loc au Gotthard, j’ai assisté à un déclin continu du transport de marchandises aux CFF. Avec l’instauration du libre accès, ils ont d’abord perdu des transports au profit d’autres chemins de fer. Ensuite, il y a quinze ans, le trafic de marchandises national a été séparé du trafic international, ce qui a renchéri la production. Dans un premier temps, les mécaniciens de loc ont fait l’objet d’échanges à l’échelle nationale et internationale, mais depuis deux ans, il n’y a plus guère de collaboration. De plus, on a réparti les trains nationaux en deux catégories : avec ou sans accouplement automatique numérique, ce qui a rendu encore une fois la production plus compliquée. Et voilà que les huit paires de trains quotidiens dont CFF Cargo s’occupait jusqu’ici pour DB Cargo seront supprimées à la fin de l’année, ainsi que la plupart des trains de transport combiné à partir de Cadenazzo et de Lugano Vedeggio. Avec pour conséquence la perte d’autres revenus marginaux et d’autres synergies. Quant au transport de marchandises par wagons complets (TWCI), il continue de se réduire comme peau de chagrin en raison de la hausse des prix. Si les chemins de fer entendent rester concurrentiels, ils doivent impérativement maintenir une certaine offre et un certain volume, sinon la spirale descendante les conduira à la mort. N’oublions pas que Cargo a reçu des instances politiques le mandat de transférer le trafic des marchandises de la route au rail et qu’il n’est pas tenu de présenter tout de suite des chiffres noirs. Avant l’ère Muhm, nous étions pauvres, mais nous avions des clients. Aujourd’hui nous perdons nos clients et nous faisons faillite.

Philipp Hadorn, secrétaire syndical et responsable du team Cargo au SEV : Cargo opte donc de nouveau pour une stratégie réactive. Les responsables ont changé, mais les idées demeurent : simplifier la production, abandonner les prestations qui ne couvrent pas les coûts, tenter de répercuter les coûts sur les clients. Le propriétaire aussi choisit la voie réactive : injecter à nouveau des fonds et rattacher l’opération à l’exigence que l’affaire devra fonctionner de manière financièrement autonome dans quelques années. Et les CFF semblent suggérer à Cargo de se focaliser sur les tâches rentables qui relèvent des grandes entreprises. L’OFT semble caresser l’idée d’une concurrence, dans un marché qui ne pourra jamais autoriser une innovation durable par ses propres moyens. Franchement : la rentabilité dans le transport de marchandises par wagons complets isolés ne sera jamais possible. Il est pourtant la clé de voûte de toute politique de transfert fructueuse de la route au rail, et il se trouve qu’une majorité de la population souhaite voir les marchandises disparaître le plus loin possible de nos routes. Encadré par des dispositions de transfert légales, le prix se devra d’être équitable, et les coûts devront être indemnisés. Renoncer aujourd’hui déjà de manière précipitée à des (infra)structures, des offres et un savoir-faire existant constituerait une perte irréversible pour les collaborateurs, la logistique, la politique des transports et l’environnement.

Thomas Giedemann, secrétaire syndical responsable de Cargo au Tessin : G-enesis est un projet mené de manière improvisée, vis-à-vis du personnel et des clients. Prenons l’exemple du terminal de Cadenazzo. En mai, sa fermeture est annoncée pour cause de non-rentabilité, alors que l’installation est saturée et que le personnel se met en quatre pour satisfaire les clients. La Poste, qui y base la logistique liée au centre de traitement voisin. Les clients apprennent la nouvelle par la presse. Quelques semaines plus tard, il est annoncé que la cession de Cadenazzo à des particuliers est en cours de négociation. Et que pourraient-ils faire de mieux ? Rien, simplement leur personnel n’est pas soumis à la CCT CFF, ce qui, aux yeux de la direction de Cargo, est un luxe. CFF Cargo refuse des transports, comme ceux liés aux travaux du 2e tube autoroutier du Saint-Gothard, sans penser aux conséquences pour le personnel. Des mécaniciens du Tessin se retrouvent sans travail ? Pas de problème, ils peuvent déménager au nord des Alpes, où il y a une pénurie de personnel. Les CFF ne cessent de répéter qu’ils respectent la CCT. Et comment pourrait-il en être autrement ? Mais aujourd’hui, une responsabilité sociale supplémentaire est exigée.

Patrick Kummer, vice-président du SEV, directeur de la communauté de négociations face aux CFF : La situation de Cargo montre clairement à quel point les conditions cadre dans le transport des marchandises par le rail sont délicates. Les responsables politiques se doivent de les façonner de telle sorte que le transport des marchandises par le rail en sorte renforcé, et que son rôle économique et écologique reste garanti.
La protection des collaborateurs est au centre des préoccupations du SEV. La CCT offre de la sécurité dans une branche qui se trouve confrontée à de profondes mutations. Nous voyons avec inquiétude que ce démantèlement provoque la perte d’un précieux savoir-faire, mais ruine aussi une bonne partie de la fierté professionnelle qui a longtemps caractérisé les collègues de Cargo. Or, le savoir-faire et la fierté sont indispensables pour assurer l’avenir prospère d’une entreprise.
En Suisse, le transport de marchandises par le rail – donc aussi Cargo – doit avoir une perspective. Les milieux politiques ainsi que l’entreprise portent conjointement cette responsabilité : les places de travail et le savoir-faire doivent être protégés, les collaborateurs doivent être renforcés et l’avenir du trafic marchandises par le rail doit être assuré.

Nara Valsangiacomo, présidente de Pro Alps : Les CFF entendent réduire de manière drastique le transport des marchandises par le rail en Suisse : l’autoroute ferroviaire (RoLa) est mise prématurément à l’arrêt, plusieurs terminaux du transport combiné ont été fermés et même le TWCI est sur le point d’être massivement démantelé. Cela signifie qu’à l’avenir il y aura encore plus de marchandises transportées par la route en non par le rail : un véritable scandale ! Jusqu’à présent, les milieux politiques restent les bras croisés devant la situation. Il manque une vision à long terme ; le Conseil fédéral et le parlement bafouent le mandat constitutionnel qui veut qu’on protège les Alpes avant de protéger le trafic. Comme Tessinoise, je m’inquiète des répercussions dramatiques sur notre canton et sur le Mendrisiotto. Il risque en effet d’y avoir une recrudescence massive du trafic des poids lourds dans une région déjà fortement impactée, et une perte considérable de places de travail. Le 29 août, nous avons protesté contre cette coupe sombre des CFF, envoyant un signal clair. Il est grand temps d’agir, afin que les Alpes ne soient pas envahies par un flot supplémentaire et ininterrompu de camions !
Markus Fischer
Discussions avec le conseiller fédéral Albert Rösti
Après la prise de parole de collaborateurs Cargo en présence d’Albert Rösti lors du congrès du SEV et d’autres événements attirant l’attention sur les risques encourus par CFF, deux discussions ont entretemps eu lieu sur ce thème difficile avec le conseiller fédéral et son équipe. Ce qui montre que le Conseil fédéral et l’OFT sont conscients de la gravité de la situation.